Rouen, Napoléon et Gisèle Halimi
M. Nicolas Mayer-Rossignol, maire de Rouen, a annoncé la semaine dernière, lors de son point presse présentant « les journées du patrimoine et du matrimoine » (sic) qu’il souhaitait retirer la statue équestre de Napoléon placée devant l’hôtel de ville pour la remplacer par celle de la grande avocate féministe Gisèle Halimi, récemment décédée. Due à Vital Dubray, la statue de l’Empereur a été érigée à cette place en 1865, à la demande des autorités locales et on peut dire qu’une bonne part de l’histoire urbaine de Rouen s’est construite autour d’elle. Elle est réputée avoir été fondue avec du bronze des canons pris à Austerlitz, ce qui n’est pas sûr. M. Mayer-Rossignol entend lancer une « vaste consultation » sur le sujet mais n’a pas caché que sa préférence allait au remplacement de l’empereur par l’avocate. Un tel projet infirme les déclarations de la même équipe municipale du printemps dernier. Alors que l’on s’était ému à l’époque du démontage de la statue, le maire de l’époque (qui a volontairement laissé son siège à l’actuel) s’était voulu rassurant : il s’agissait d’une simple mais nécessaire restauration et, bien sûr, Napoléon reprendrait sa place historique à l’issue. Le successeur a donc démenti le prédécesseur, ce qui n’est pas si rare mais tout de même en l’espèce choquant.
Loin de nous l’idée de vouloir nous occuper des affaires strictement rouennaises mais on peut tout de même s’étonner que pour honorer Mme Halimi (dont les liens avec Rouen nous sont inconnus), il faille s’en prendre à Napoléon dont la statue fait partie depuis 135 ans du paysage urbain, non par un caprice de Napoléon III mais par ce qu’il fut le bienfaiteur de la ville. Il ne voulut jamais que du bien à Rouen qu’il considérait comme une place manufacturière de premier ordre et même la voyait devenir le « grand port de Paris » auquel menait la Seine, comme une magnifique avenue. Il visita lui-même Rouen deux fois (1802 et 1810), inspectant des industries (relancées par la paix générale de 1802, puis dopées par le Blocus continental de 1806), faisant jeter un pont sur la Seine et ordonnant quelques autres aménagements. Chacun connaît le célèbre tableau d’Isabey qui le montre visitant la manufacture de velours des frères Sévène. Nouvelle marque d’intérêt du régime impérial, Marie-Louise revint seule en 1813 poser la première pierre du pont Corneille. Rouen était tellement importante aux yeux de Napoléon qu’il n’y nomma jamais comme préfets que des « calibres » de confiance : Beugnot, Savoye-Rollin et Stanislas de Girardin. Le même soin fut donné au choix des quatre maires successifs, généralement d’importants négociants locaux. Le 11 brumaire an XI (2 novembre 1802), depuis Rouen, Napoléon confiait ainsi à son frère Joseph : « Cette ville me donne des preuves d’attachement qui me touchent. Tout ici est consolant et beau à voir, et j’aime vraiment cette belle, bonne Normandie. C’est la véritable France*. »
Pour toutes ces questions, on renverra les élus et les citoyens rouennais aux études de Jean-Pierre Chaline et consorts sur leur ville sous le Consulat et l’Empire. Ils se rendront compte que le projet dévoilé par le maire ne peut tenir à de quelconques méfaits de Napoléon à l’égard d’une cité dont l’équipe municipale est aussi la dépositaire de la mémoire. Quant à Gisèle Halimi, si elle mérite sans aucun doute qu’on la statufie (mais qu’en aurait-elle pensé ?), peut-être aurait-on pu le prévoir en d’autres lieux tout aussi prestigieux, voire dans les nouveaux quartiers en cours de construction. Mais, évidemment, la question n’est pas celle du devenir de quelques quintaux de cuivre ou de bronze fussent-ils sculptés à l’effigie de personnages célèbres. Sans doute faut-il la chercher dans les équilibres politiques locaux, avec des gages donnés à une majorité où figurent quelques tenants de la négation de notre histoire et de notre mémoire. Ailleurs, leurs collègues fustigent les sapins de Noël, la Patrouille de France, le Tour de France et tout ce qui rattache à ce qu’ils appellent « l’ancien monde ». Les déclarations fracassantes de Mme Saporta sur ce que font actuellement les élus verts peuvent aussi s’appliquer à leurs alliés dans certaines municipalités, dont j’ai bien peur que Rouen fasse partie. Que le dossier ait été confié à l’adjointe chargée de l’égalité femmes-hommes et de l’intégration, de préférence à ceux chargés de la Culture ou de Patrimoine, est un signe qui ne trompe pas. Les premiers articles de presse parlaient d’ailleurs, outre du féminisme qui a poussé au choix de Gisèle Halimi, du rétablissement de l’esclavage. Disons-le tout net, si Rouen avait possédé une statue de Colbert, c’est sur lui que serait tombée la manœuvre.
Dans notre mission statutaire de protection du patrimoine, nous ne pouvons qu’être inquiets devant ce genre d’initiatives. Compte tenu de l’approche du bicentenaire de 2021, redoublons de vigilance, car elles se multiplieront sans doute. Et pour ce qui concerne ce dossier rouennais, nous ne pouvons qu’encourager la population à participer à la fameuse consultation, en espérant qu’elle se déroulera dans les règles de l’art.
Thierry Lentz est directeur de la Fondation Napoléon et historien.
15 septembre 2020
* Correspondance générale de Napoléon Bonaparte, Fondation Napoléon/Fayard, tome 3, lettre 7259, p. 1145.