Remise du Prix Chateaubriand 2016 à Thierry Lentz

  • La grande salle des séances de l'Institut de France
  • De gauche à droite : M. Patrick Devedjian, président du Conseil général des Hauts-de-Seine, M. Gabriel de Broglie, chancelier de l'Institut et M. Marc Fumaroli, de l'Académie française, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, président du jury du Prix Chateaubriand
  • Thierry Lentz, lauréat 2016 du Prix Chateaubriand
  • M. Patrick Devedjian, président du Conseil général des Hauts-de-Seine, remet au lauréat le buste en bronze de Chateaubriand, oeuvre de Nacera Kaïnou.
  • M. Patrick Devedjian, président du Conseil général des Hauts-de-Seine, remet au lauréat le buste en bronze de Chateaubriand, oeuvre de Nacera Kaïnou. Au fond : M. Gabriel de Broglie, chancelier de l'Institut .
  • Buste de Bonaparte dans la grande salle des séances de l'Institut de France

 

 

Jeudi 23 février 2017, dans la grande salle des Séances de l’Institut de France, M. Gabriel de Broglie, chancelier de l’Institut, M. Patrick Devedjian, président du Conseil général des Hauts-de-Seine, et M. Marc Fumaroli, de l’Académie française, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, président du jury du Prix Chateaubriand, ont remis à M. Thierry Lentz le 30e Prix Chateaubriand pour sa biographie de Joseph Bonaparte, parue aux éditions Perrin.

Le  Prix Chateaubriand, fondé par le Conseil départemental des Hauts-de-Seine en 1987, est remis chaque année ; il couronne une œuvre de recherche historique ou d’histoire littéraire. Les ouvrages sélectionnés portent sur la période où vécut Chateaubriand, entendue dans un sens large (du siècle des Lumières jusqu’au milieu du XIXe siècle). En savoir plus sur le Prix Chateaubriand

Discours de M. Thierry Lentz à l’occasion de sa réception du Prix Chateaubriand 2016

Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Monsieur le Ministre, président du Conseil départemental des Hauts-de-Seine,
Monsieur le Président du Jury et Cher Maître,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames et Messieurs les membres du Jury du prix d’histoire Chateaubriand,
Monsieur le directeur de la Maison de Chateaubriand, Cher Bernard,
Cher Jean Tulard, qui n’êtes pas là mais qui êtes partout dès qu’il s’agit de Napoléon,
Mesdames, Messieurs,

Ce moment à la fois délicieux et redoutable remue en moi beaucoup d’émotions :
– le plaisir d’avoir à vous reparler de Joseph Bonaparte et le trouble de devoir le faire en un lieu aussi prestigieux ;
– le bonheur de voir ma longue cohabitation avec le frère aîné de l’empereur s’achever par une récompense et l’appréhension d’en remercier un jury dont les œuvres jalonnent ma vie et peuplent ma bibliothèque ;
– et bien sûr, les picotements que m’ont procuré les interventions de Monsieur le Chancelier (dont la bienveillance à mon égard est de longue date, ce dont je le suis très reconnaissant), de Monsieur le président du Conseil départemental (dont toutes les attentions depuis novembre dernier me touchent beaucoup), et bien sûr de Monsieur Marc Fumaroli.
Cher Maître, à chacune de nos trop rares rencontres, vous avez bien voulu faire preuve d’une cordialité et d’un intérêt pour mon travail qui ont été, sans que vous le sachiez sans doute, encourageants et motivants. Ça n’est donc pas par convention que je voudrais vous dire que, grand moment de mon activité d’historien, cette remise du prix Chateaubriand l’est encore davantage. Parce que c’est vous.

Comment vous faire connaître en si peu de temps Joseph Bonaparte ? Et surtout comment vous convaincre qu’il faut dépasser les idées véhiculées sur le personnage par la plupart des napoléonistes depuis deux siècles ?
Je ne pourrai le faire qu’en agitant quelques grands faits et quelques idées générales.
Et d’abord en résumant sa carrière.

Avant cela, quelques mots sur un élément qui ne vous surprendra pas : Joseph est le frère aîné de Napoléon.
Cette incontestable généalogie peut être complétée par les éléments suivants :
– Joseph est le « seul » frère de Napoléon : ils avaient 18 mois d’écart et le frère suivant ne naquit qu’en 1775 ; ils passèrent leur enfance et leur adolescence ensemble, partirent ensemble sur le continent. Dans toute sa fratrie, Joseph était celui que Napoléon connaissait le mieux.
– Il est bien juridiquement et réellement l’aîné de la famille, comme le décida un conseil de famille, quelques semaines après la mort de Charles Bonaparte. C’est lui qui, toujours, géra les biens des Bonaparte.
– Il resta le numéro un dans les affaires familiales, y compris lorsque son frère fut consul puis empereur. Napoléon passait toujours par lui pour s’adresser en ces matières à sa mère ou à ses frères et sœurs.

Deuxième remarque : Joseph est le premier à être entré dans « l’histoire » :
– au début de la Révolution, il fut successivement président du district d’Ajaccio et membre de l’exécutif départemental de la Corse puis commissaire des guerres à Marseille, ce qui n’était pas rien.
Il suffit ici de dire qu’au même moment, son frère cadet était « seulement » lieutenant puis capitaine d’artillerie pour comprendre immédiatement que la carrière de Joseph connut un démarrage plus rapide que celle du futur empereur.
– Cette position fut maintenue jusqu’à la fin du siège de Toulon, et ce d’autant plus que, le premier, Joseph fut riche, ayant épousé, à l’été 1794, la fille du principal négociant de Marseille, Julie Clary.

C’est seulement après Toulon, et plus encore après Vendémiaire, que le rapport de force entre les deux frères s’inversa.
Cette fois, la suite de la carrière de Joseph fut soutenue et favorisée par Napoléon. Grâce à lui, il fut ambassadeur, député, conseiller d’État, sénateur, grand électeur de l’Empire, commandant en chef d’armée, roi de Naples, roi d’Espagne, lieutenant général de l’empereur en 1814, président du Conseil des ministres aux Cent-jours.

Au chapitre de ses hauts faits, citons pour mémoire la négociation de quatre grands traités du Consulat :
– La convention de Mortefontaine avec les États-Unis en 1800 ;
– Le traité de Lunéville avec l’Autriche à l’hiver 1801 ;
– Le Concordat avec le Saint-Siège, l’été suivant ;
– Et bien sûr, le traité d’Amiens avec l’Angleterre, le 25 mars 1802.
Chacun de ces épisodes mériterait de longs développements, ou -pourquoi pas ?- la lecture d’une biographie de Joseph Bonaparte.

Après 1815, sa position ne fut pas non plus secondaire, malgré son départ d’Europe pour un long séjour aux États-Unis. Il demeura une sorte de régent moral pour le compte du roi de Rome puis, après la mort de celui-ci en 1832, devint prétendant au trône impérial.
C’est alors qu’il se heurta à Louis-Napoléon, le leader de la génération des neveux.
Inhumé à Florence après sa mort dans cette ville, en 1844, il rejoignit son frère sous le dôme des Invalides en 1862.
Avouons-le, une telle biographie méritait d’être rappelée et étudiée.

Chez les napoléonistes, Joseph a une réputation médiocre.
Son premier détracteur fut son propre frère qui, à Sainte-Hélène, ne manqua pas une occasion de dresser de lui un portrait politique dont la nuance est quasiment absente.
Selon Napoléon, il était « trop bon pour être un grand homme […]. Il [était] extrêmement instruit, mais ses connaissances [n’étaient] pas celles qui conviennent à un roi  ». La messe était quasiment dite : Joseph avait les qualités d’un homme ordinaire et ne dut sa carrière qu’à l’indulgence coupable de son frère.
Le plus singulier est que, ayant lu dans son exil les principaux textes l’incriminant, l’intéressé ne réagit que mollement.
S’il demanda parfois de menus aménagements dans les souvenirs de Sainte-Hélène et de certains témoins de l’épopée, il se garda cependant de contredire de front les affirmations pourtant peu amènes d’un empereur et frère dont la légende lui importait plus que son propre renom.
De Napoléon, il écrira, comme pour excuser sa cruauté à son égard : « Il s’est donné plus de peine pour paraître dur, sévère, que le commun des hommes ne s’en donne pour paraître bon . »

Une question s’impose cependant, ne serait-ce qu’à la lecture des fonctions occupées par Joseph : pourquoi, s’il était si incapable, l’« infaillible » Napoléon ne lui retira-t-il jamais sa confiance ? Pourquoi, malgré ses faiblesses supposées, se reposa-t-il sur lui dans des moments aussi délicats que les grandes négociations diplomatiques du Consulat ou la crise financière de 1805 ? Pourquoi lui confia-t-il la régence de 1814 et le gouvernement pendant la campagne de Belgique de 1815 ?
La réponse ne peut être que de reconnaître que Joseph avait des qualités, peut-être même celles d’un homme d’État.

Mais on peut aussi avancer un élément plus psychologique et familial : la fraternité et l’aînesse jouèrent un rôle central dans sa relation avec Napoléon, dont il fut le plus proche et peut-être l’unique ami.
Longtemps, il fut bien le « leader » des Bonaparte, ce qui marqua à jamais sa relation avec son frère, tout maître de l’univers qu’il fût.
Ce n’est qu’une fois Napoléon bien assis à la tête de l’État que Joseph donna l’impression de se laisser aspirer par le météore. Mais il lui résista souvent et tenta dans de nombreuses circonstances de garder son indépendance.
Pour des raisons mêlant les sentiments – car quoi qu’il en ait dit, il en éprouvait – et la reconnaissance de ses capacités, Napoléon récompensa ce frère-là, avant tout autre, par une parcelle de pouvoir, à Naples – où il réussira – et en Espagne – où il échouera pour des raisons qui ne tiennent pas, loin s’en faut, à sa supposée incapacité.

Homme doué pour le bonheur et partisan des gouvernements équilibrés, ami sincère de Mme de Staël, de Benjamin Constant et, au fond, de nombre d’adversaires de son frère, Joseph tenta en outre -sans aucun succès- de rendre celui-ci plus libéral. Certes, il ne rencontra probablement pas Chateaubriand autrement qu’entre deux portes, mais nous savons que Mme de Staël lut Atala -on peut supposer que ce n’en fut qu’une partie- lors d’une des soirées de Mortefontaine.

J’ai fini par me convaincre qu’à de nombreux égards Joseph n’avait pas besoin de Napoléon pour être quelqu’un, à ses propres yeux et à ceux des autres.
Son frère le savait et était mal à l’aise avec un personnage qui échappait souvent à son emprise. C’est ce qui explique probablement qu’il s’employa à le rabaisser, voire à l’humilier. Il ne procéda pas autrement avec d’autres insaisissables comme Talleyrand et Fouché, voire à certains égards Joséphine.
Mais, à rebours de ce que l’on croit, Joseph ne se laissa pas si facilement rapetisser.
S’il s’engagea dans l’aventure napoléonienne et en récolta les fruits, ce fut en acteur lucide, doublé d’un homme de culture, de conviction et de réflexion, sorte de révolutionnaire libéral entraîné dans le tourbillon d’un pouvoir qu’il ne voyait qu’avec regret prendre un tour autoritaire.
Il comprit parfaitement les situations auxquelles il fut mêlé, parfois mieux que Napoléon.

Apprécié des libéraux qui le considéraient comme l’un des leurs, Joseph fut plusieurs fois sollicité, indirectement ou non, pour remplacer son frère « en cas de malheur », comme lors des crises de 1814 et 1815.
Il ne repoussa pas toujours fermement ces propositions.
Mais il n’était pas homme à prendre ce pouvoir, préférant s’y faire porter. À chaque fois, Napoléon fut sauvé par ces scrupules, dans lesquels les sentiments fraternels jouèrent aussi leur rôle.

On pourrait presque aller jusqu’à dire, dans une uchronie que nous ne pousserons pas davantage, que si Joseph avait été plus volontaire et plus cynique dans ses ambitions – plus « méchant » en quelque sorte –, il aurait fort bien pu prendre la place de son frère.
Il chuta finalement avec lui, mais il ne lui vint pas à l’idée de subir un quelconque martyr.
On pourrait presque dire qu’il fut libéré d’un poids.
Il était riche, encore jeune et ne manquait pas de projets personnels.
Il survécut 23 ans à son frère.
Ce long moment ne fut pas qu’une retraite.
Exilé aux États-Unis, il y passa probablement ses années les plus heureuses, après de bien décevantes et cruelles aventures en Europe. Il y fut plus que jamais lui-même.

Mais au-delà du cheminement tranquille du gentleman farmer, il garda toujours un œil attentif sur les intérêts des Bonaparte et leurs chances d’un retour, dans le respect de la primogéniture du roi de Rome puis de la sienne, quitte à se heurter parfois à ses neveux trop pressés.
Lorsqu’il repartit pour l’Europe, il ne laissa que de bons souvenirs outre-Atlantique, jusqu’à être un promoteur de premier plan de l’art de vivre français dans le Nouveau Monde.
Je me contenterai de rappeler que lorsqu’au début des années 1960 Jacqueline Kennedy fut la vedette d’une émission réalisée pour montrer aux Américains le résultat de la grande restauration de la Maison Blanche, elle s’arrêta un instant devant une console et expliqua que ce meuble magnifique venait « du frère de Napoléon, Joseph Bonaparte ».
Elle en fit un exemple de son propre bon goût, en même temps que de la magnificence de l’ameublement du siège de la présidence états-unienne.
Le passage de Joseph dans la région de Philadelphie fut d’ailleurs si marquant que l’on prétend encore aujourd’hui que son fantôme vient hanter les rives du Delaware, où il s’était établi, à la recherche de ses amours perdues.

Mais peut-être, ce soir, le fantôme de Joseph Bonaparte est-il en réalité parmi nous. Car il appartint à ce temple du savoir, de la science et de la culture française (qui existe bien), de 1803 à 1814. Il siégea en effet à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Cet honneur et cette charge n’étaient pas usurpées, de même que l’indemnité de 1500 francs qui étaient une goutte d’eau dans son million de revenus annuels.
S’il ne laissa guère de souvenirs ici, toute sa vie, il fut passionné par l’histoire de l’Antiquité, de façon livresque, souvent, mais aussi pratique, notamment lorsqu’il régna à Naples.
Il y reprit certes à son compte la politique des Bourbons qui, depuis le milieu du XVIIIe siècle, soutenaient les fouilles et les découvertes, mais -en bon Bonaparte-, il la réorganisa et la rationalisa.
Il relança l’activité sur les nombreux chantiers archéologiques, comme à Paestrum, à Naples même, à Nola, à Bari, à Armento et, bien sûr, à Pompéi.
Sur ce dernier site, qui enthousiasmait l’Europe entière, il lança le dégagement de l’enceinte, de l’amphithéâtre et de la bibliothèque.
Il lutta contre le trafic d’œuvres d’art et d’antiques. Cette politique fut couronnée par la publication du décret du 16 février 1808 créant une direction générale du Musée royal et des fouilles du royaume, confiée à Michele Arditi. Elle devait veiller à l’organisation des chantiers, délivrer des licences et rendre les exportations difficiles.

Finalement, après dix ans de fréquentation de Joseph Bonaparte, je souscrits à ce que disait de lui Abel Hugo, qui le servit en Espagne : : « Je suis du nombre de ceux qui pensent que le frère d’un grand homme ne doit pas toujours être éclipsé dans l’histoire par le grand homme, et qu’il y avait un général dans ce frère de Bonaparte, un roi dans ce frère de Napoléon ».

24 février 2017